Les bucherons et le voyageur (les Fabliaux du Management)
LES BÛCHERONS ET LE VOYAGEUR
Comme tous les ans à la même époque, les bûcherons d’un
riche village gaulois se rassemblèrent pour les coupes annuelles.
Au bout d’un mois de dur labeur, ils se demandèrent,
remplis d’entrain, s’il n’était pas opportun de couper d’autres
stères pour les stocker ou pour les vendre aux villages voisins.
Les discussions allaient bon train.
Une semaine passa avec sa vie quotidienne, son marché, ses
rumeurs. Puis le village reçut la visite d’un voyageur, diplômé
disait-il de l’Institut romain de climatologie et de ressources
naturelles, qui leur tint ces propos :
— Les études sont formelles, les hivers prochains seront très
brefs, peu rigoureux et le cours du bois va chuter. Rien ne sert
de couper, ni de stocker, ni de vendre, hormis bien sûr les stocks
déjà constitués, mais rapidement si vous souhaitez en tirer
quelque profit.
Sur ces mots, les bûcherons remercièrent vivement le sage
de leur avoir permis d’éviter une erreur magistrale, et de leur
avoir prodigué un conseil commercial si avisé. Le voyageur fut
l’invité du village pendant une semaine.
Les bûcherons s’exécutèrent et vendirent leur bois avec une
grande facilité, à croire qu’ils étaient doués pour le commerce.
L’automne toucha à sa fin, l’hiver arriva. Les réserves de
bois se réduisaient mais les habitants étaient confiants : l’hiver
serait court, se rappelaient-ils. Mais l’hiver s’installa. Un hiver
comme on n’en avait rarement connu. La situation devenait
critique.
Le chef du village alla trouver le druide de la région en haut
de la colline sacrée. Il le trouva autour d’un grand feu et muni
d’une réserve de bois conséquente. Il lui expliqua la situation
et lui demanda :
— Dis-moi, ô sage entre les sages, l’hiver sera-t-il rude cette
année ?
Notre druide répondit :
— L’hiver s’annonce rude, surtout pour les superficiels, les
imprévoyants, les candides et les fanfarons.
Puis d’ajouter :
— Je connais vos projets d’alliance avec vos voisins et la
compensation que vous leur demandez. Un des chefs du village
en question est venu me trouver cet été pour me demander
conseil. Je lui ai simplement recommandé de prendre son
temps, de mûrir l’approche, de se renseigner davantage et de
saisir sa chance en profitant des cycles et des opportunités qui
pourraient se présenter. Je crois savoir que le voyageur n’était
autre qu’un espion à sa solde. Comment pouvez-vous
consolider un tel historique et une telle richesse, et faire
confiance au premier venu ? Désormais vous n’avez plus qu’à
coopérer en essayant de payer votre bois de façon raisonnable.
Je vous servirai d’intermédiaire si vous le souhaitez, afin de
maintenir un esprit de partenariat et non de fusion-acquisition1,
avec la perte d’identité de l’un au profit de l’autre.
Et de conclure :
— N’hésitez pas à m’en apporter quelques stères en pénitence.
Enseignement
Personne n’est à l’abri de l’espionnage et de la manipulation.
Vérifiez l’indépendance des conseils. Assurez-vous que votre
interlocuteur n’est pas marié à votre concurrent. Vos personnels
sont-ils formés aux notions d’intelligence économique et de
protection du secret ? Savent-ils réagir face à un prédateur ?
Savez-vous que personne n’en est à l’abri et que l’espionnage
ne concerne pas que les groupe internationaux ?
Les bûcherons n’auraient-ils pas dû consulter le druide ?
Celui-ci ne les a-t-il pas laissés face à leurs responsabilités ?
Et vous, comment êtes-vous organisé ? Combien de stères
allez-vous vendre… avant de devoir les racheter ?
LES FABLIAUX DU MANAGEMENT
François CHARLES
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